SOLIMAN LE MAGNIFIQUE, LA BATAILLE DE MOHÁCS ET LE DÉFI DU MYTHE
Une interprétation pas très historique
d’une bataille historique
Rien de plus saisissant que la présentation des événements historiques sous l’angle héroïque. Là tout est clair, car les rôles sont clairement distribués. D’un côté, il y a les bons de l’autre les méchants. Ici il y a les héros, là-bas des zéros. Avec les premiers il est facile de s’identifier, surtout s’ils appartiennent à notre collectivité qu’elle soit ethnique, religieuse ou culturelle. Quant aux autres, on ne peut que les mépriser, car ce sont des adversaires, étrangers dans la plupart des cas, qui ne font que comploter. Tandis que les premiers aspirent à la grandeur nationale (expansion territoriale incluse) et la gloire, les seconds ne s’occupent que de les détruire.
Cette narration plaît aux oreilles et fait vibrer les émotions collectives. Là où le bien se confronte au mal toute analyse rationnelle devient superflue. Il ne faut pas comprendre. Il faut défendre une interprétation historique même si elle n’est conforme ni à la réalité, ni aux faits. Tant pis si elle est présentée par des auteurs qui n’ont aucune formation d’historien professionnel. Ce qui importe, c’est comme le démontre le texte « The Strangest Fast Decision Battle in History » (La décision la plus étrange et la plus rapide d’une bataille dans l’Histoire) publiée le 6 février 2023 sur la page alsbbora.info et retransmise sur Facebook, d’amener les lecteurs à considérer un évènement historique non comme un enchevêtrement des causes les plus complexes, mais comme un théâtre de confrontation entre le bien et le mal, c’est-à-dire entre les « nôtres » avec les autres où le bien et les « nôtres » finissent, avec l’aide de Dieu, par triompher.
Charge des chevaliers non-identifiés vue par alsbbora.info
La scène, présentée dans le texte, se passe à peu près ainsi. Le sultan turc Soliman I le Magnifique envoie son émissaire en Hongrie pour demander le tribut que son roi Vladislav II désigné ici comme « Philad Yislav II » lui devait. Or, celui-ci refusait de le faire. Pire, il aurait même exécuté l’envoyé du sultan. Par conséquent, Soliman Ier s’est décidé de lui faire la guerre. Une entreprise de hardie, car la Hongrie était non seulement le plus grand pays de l’Europe de ce temps, mais jouissait aussi l’appui du pape. Selon l’auteur du texte, dont le nom n’est pas mentionné, ces deux personnages s’étaient mis à la tête d’une croisade à laquelle participaient tous les pays européens. Cette puissante armée européenne, qui, selon l’auteur, ne comptait pas moins de 200.000 soldats, devait se confronter à une force ennemie inférieure de 50%, c’est-à-dire aux 100.000 soldats ottomans, leurs 350 cannons et leur flotte composée de 800 bateaux. La rencontre avait eu lieu dans la « Valée du Mohawk » près de la rivière Talla (ou Al-Talla) située dans le sud de la Hongrie et dans l’est de la Roumanie. Ce qu’on apprend par la suite, est que l’armée ottomane s’était établie en trois lignes et que la cavalerie hongroise chargeait la première « après la prière de l’Asr ». Le développement des lignes et la décision d’attirer l’armée hongroise vers le centre où étaient postée l’artillerie et les fantassins armés d’arquebuses, aurait été exécuté en une heure seulement. Grâce à cette étrange rapidité de décision, l’armée hongroise était anéantie. Parmi le 70.000 morts les deux chefs principaux, le roi « Yislav » et l’envoyé du pape aussi. Du côté ottoman, seuls « 1500 martyrs » et 3.000 blessés.
Une étrange bataille ! Mais quand a-t-elle eu lieu ? Pour l’auteur la date ne semble pas avoir la moindre importance. Encore moins la précision du l’endroit où elle se déroulait. La « Vallée de Mohawk » mentionnée dans le texte ne se trouve pas en Hongrie mais - aux États-Unis ! Donc sur un autre continent. L’auteur pensait sans doute à la ville de Mohács où s’était déroulée la fameuse bataille qui a mis fin à l’État hongrois médiéval. D’ailleurs il situe cet endroit aux confins de la Roumanie. Pourtant Mohács se trouve à une dizaine de kilomètres de la frontière croate et à peu près à la même distance de la frontière serbe. Quant à la rivière Talla (ou Al-Thalla), est-ce la rivière Csele où le roi « Yislav » (Louis II) aurait trouvé la mort ? Apparemment, la précision ne semble pas préoccuper l’auteur. Ainsi on aurait ainsi l’impression de ne pas lire une présentation historique mais un conte de fée raconté par un griot. Les noms personnels et topographiques déformées, imprécises et fausses, mais pourtant attrayantes par leur connotation exotique ne font que renforcer ce sentiment. D’ailleurs le but que poursuivait l’auteur de ce texte semble être atteint : il a raconté la plus brillante victoire du plus grand souverain ottoman présentée sous l’aspect d’une guerre sainte des croyants contre la croisade européenne. Les cœurs des lecteurs ont vibré et la plupart de leurs commentaires se résume par l’évocation de la gloire à Dieu et à sa grandeur, sans se poser la moindre question si ce récit permet de comprendre la complexité des causes d’un événement de portée pareille et, par conséquent, la réalité.
Soliman le Magnifique : un génie militaire ?
Un peu d’effort voué à la recherche sur internet suffirait de dresser un tableau plus réaliste de cette histoire. Tout d’abord, on constaterait sans problèmes qu’il s’agit de la célèbre bataille de Mohács qui avait eu lieu le 29 août 1526. Ensuite, on se rendrait compte que les effectifs des troupes qui y étaient engagées n’avaient pas l’envergure mentionné par l’auteur de la page du Facebook. Les spécialistes estiment que les Hongrois avaient engagé 24.800 soldats avec 85 cannons, tandis que les troupes ottomanes ne dépassaient pas 60.000. Or, même ces chiffres plus modestes prouvent que les effectifs des Ottomans étaient largement supérieurs aux ceux des Hongrois. À ceci, il faut ajouter que les troupes de Soliman, étaient mieux équipées, mieux entraînées, plus disciplinées et mieux pourvus en armes à feu qui avaient, en fin de compte, décidé l’issue de la bataille. En plus, le commandement Ottoman était supérieur en qualité et dans la coordination des mouvements des troupes.
Soliman Ier Le Magnifique, conquérant à contre-cœur
(Portrait dans le style de Titien exécuté vers 1530 conservé au Musée des Beaux-Arts [Kunsthistorisches Museum] de Vienne)
Il ne faudrait toutefois pas exagérer avec des louanges au génie militaire de Soliman. Certainement, il avait des connaissances nécessaires à un commandant de l’armée. Mais il n’avait pas de passion pour les guerres. Son don véritable résidait dans l’organisation et la législation de l’empire que son père lui a légué. En tant que gestionnaire, il savait fort bien que la possession d’un territoire aussi étendu nécessitât une infrastructure efficace qui assurerait sa cohésion intérieure et son épanouissement. Mais deux facteurs l’ont poussé de commencer son règne par les conquêtes. La première, c’était la situation complexe dans le rapport des forces entre les pays chrétiens d’Europe et la seconde, la pression de l’élite militaire ottomane qui était sur le point de devenir incontrôlable – celle des janissaires. Ces derniers, recrutés exclusivement parmi les garçons chrétiens convertis originaires des pays balkaniques, ne vivaient que de la guerre et pour la guerre. Faute de conquêtes, leurs revenus issus des pillages risquaient de diminuer. Ainsi, lors de chaque intronisation d’un nouveau sultan, les janissaires lui demandaient l’augmentation des soldes. Gare à celui qui oserait passer outre. Soliman le savait. Mais au lieu de leur faire des promesses et confronté aux premières tentatives de révolte qu’il avait étouffé dans l’œuf, il avait à peine une année au pouvoir, entrepris sa première expédition militaire. Celle-ci était dirigée contre la Hongrie et sa première cible était de s’emparer de sa plus forte citadelle – Nándor Féhérvár. C’était la dénomination hongroise de l’époque de l’actuelle capitale serbe Belgrade.
Ortelius Abraham : « Panorama et scène de guerre lors de la prise de Belgrade en 1521 », Lithographie, seconde moitié du XVIème siècle, Archives historiques de Belgrade
L’entreprise était osée. Située sur un rocher au-dessus du confluent de deux fleuves (la Save et le Danube), Belgrade s’était fait le renom d’être imprenable. Même l’aïeul de Soliman Ier, le sultan Mahomet II le Conquérant, qui s’était emparé en 1453 de Constantinople (Istanbul actuel) s’était cassé les dents sous les remparts de Belgrade. Blessé pendant le siège de 1456, Mahomet II était obligé de se retirer. Le son des cloches des églises à midi rappelle encore cette victoire chrétienne. Mais là où le célèbre conquérant de Constantinople avait échoué, son descendant avait réussi. Les cloches des églises ont continué de sonner à midi, mais la raison pour laquelle elle était introduite était rapidement tombée dans l’oubli. À partir de 1521 Belgrade va, avec deux courtes interruptions au XVIIIème siècle, rester entre les mains des Ottomans jusqu’en 1867. Une victoire, donc, à portée historique et d’une importance stratégique exceptionnelle. La ligne des forteresses protégeant le royaume hongrois sur le Danube était battue en brèche. La porte aux conquêtes ottomanes ultérieures a été ainsi ouverte. Dès lors Belgrade devient, pour les Ottomans, leur lieu de rassemblement pour toutes les guerres qu’ils vont mener à l’avenir en Europe. Ce sera leur « Dar ul-Djihad », c’est-à-dire « Maison ou place de la guerre sainte » comme ils allaient désormais le désigner.
Or, ce succès n’était pas seulement un coup de chance. C’était aussi l’effet de concertation des circonstances politiques que Soliman savait fort bien utiliser à son profit. D’ailleurs, si on consulte la carte politique de cette époque – ce que Soliman avait certainement fait plus d’une fois – on peut se rendre compte qu’un changement de rapport des forces en Europe était en train de se produire. À l’Ouest et au centre, il y avait un empire immense « sur lequel le soleil ne se coucha jamais » ayant Charles-Quint comme souverain. Plus au nord, le royaume français de son éternel rival François Ier s’affermissait. Sur les îles britanniques, le fougueux roi Henry VIII consolidait son pouvoir. Au sud la péninsule apennine est toujours divisée en une multitude de petits États avec Venise qui dominait le commerce sur la mer Méditerranée et Rome ou siégeaient les papes. Et. Enfin, plus à l’Est, encore deux pays aux dimensions respectables – la Hongrie et la Pologne. Ensemble, ces empires et royaumes pouvaient représenter un danger potentiel à l’expansionnisme ottoman. Mais, heureusement pour les sultans, l’Europe occidentale et centrale était ravagée par toutes sortes de conflits mutuels. On luttait pour la possession des héritages dynastiques (en Italie), on luttait pour l’affirmation du pouvoir central toujours défiée par les grands seigneurs féodaux, on était aux prises avec les révoltes populaires et paysannes et, encore, une cassure religieuse surgissait avec l’avènement du protestantisme de Martin Luther. Bref, en Europe il n’y avait ni d’unité, ni de force. L’apparence pouvait encore tromper, mais pas le fond. L’Europe était en ébullition, incapable de présenter un rempart sérieux à un envahisseur extérieur décidé d’en tirer profit. Soliman en était conscient. Et les Européens ? On aurait tort de l’affirmer. Ils flairaient le danger. Ils savaient fort bien, surtout après la chute de Constantinople, que les ambitions des sultans ottomans ne s’arrêteront pas sur les confins septentrionaux de la péninsule balkanique. Mais le danger du voisin immédiat, bien que coreligionnaire, était plus pressant. En attendant, les puissances les plus exposées à l’avance ottomane devaient l’affronter seules.
La croisade qui n’a pas eu lieu
Dans un premier temps, la Hongrie pouvait encore se permettre le luxe de s’opposer à l’avance ottomane par les armes. Sous le roi Matthias Corvin, qui régnait en Hongrie dans la seconde moitié du XVème siècle, cette tentative avait été couronnée de succès. Grâce à son armée permanente, il avait réussi à reprendre aux Ottomans certaines places fortes dans les Balkans et y constituer ainsi une ligne stratégique de défense efficace. Mais, après sa mort, la puissance politique et militaire de la Hongrie s’effondrait. Les grands seigneurs relevaient la tête et firent élire comme nouveau roi Vladislav II de la dynastie polonaise-lithuanienne des Jagellon. Ce dernier, étant complètement à leur merci, ne faisait qu’entériner les décisions des grands seigneurs au point qu’il fut surnommé de « roi béni oui-oui ». Les caisses d’État étant vides, toutes les réalisations militaires de son prédécesseur durent être abandonnées. Faute d’argent, pas d’armée permanente, pas d’entretien des forteresses, pas de renforcement des garnisons. Donc il fallait tout faire pour éviter une confrontation directe avec les Ottomans. Le roi Vladislav II s’y était engagé. Il concluait des armistices de courte durée mais toujours renouvelés. Les Ottomans, à l’époque occupés par la conquête du Proche-Orient, les accordaient de bonne grâce. Mais une alliance diplomatique de ce roi les inquiétait : celle de la Hongrie avec le Saint Empire Romain, c’est-à-dire les pays allemands, l’Autriche incluse. Elle était scellée par un double mariage qui avait eu lieu en 1515. Selon un accord conclu encore en 1506 à l’instigation de l’empereur Maximilien Ier, le roi Vladislav II devait marier son fils Louis II – qui n’était pas encore né ! - à sa petite-fille Marie de Habsbourg tandis que le petit fils de Maximilien, Ferdinand (futur archiduc de l’Autriche et empereur du Saint Empire Romain) épousait la fille du roi Vladislav II, Anne de Hongrie. Ce double mariage avait une clause que la Cour ottomane avait considérée comme dangereuse pour son avenir. En effet, au cas où l’héritier du trône hongrois mourrait sans descendance, la Hongrie reviendrait aux Habsbourg ! Par conséquent, une puissance chrétienne continentale pourrait émerger et contrecarrer les projets expansionnistes ottomans.
D’ailleurs les projets d’alliances des États chrétiens contre la Turquie ottomane continuaient à se faire bien qu’ils allaient tous s’avérer de n’être rien d’autre qu’un trompe-œil diplomatique. Sous prétexte de croisade, on forgeait des alliances entre un groupe d’États européens contre les autres. Même quand les papes la prêchaient et finançaient des initiatives pareilles, le but n’était autre que d’éloigner les armées des princes qui convoitaient ses possessions. Une de ces initiatives avait eu des conséquences tragiques. L’argent que le pape Leon X avait donné à l’archevêque d’Esztergom (son rival à l’élection au poste de souverain pontife), avait vraiment été utilisé pour la mobilisation des croisés parmi le menu peuple. Surtout les paysans accouraient en masse. Ils étaient attirés par les promesses de pardon des pêchés et d’affranchissement de leur condition sociale. Un chef était vite trouvé dans la personne d’un mercenaire récemment anobli du nom de György Dózsa. Mais les grands seigneurs féodaux n’ont pas tardé de se rendu compte qu’une croisade pareille pourrait affecter la main d’œuvre dont ils avaient besoin sur leurs terres. D’autre part, un conflit ouvert avec l’empire ottoman, en ce moment (on était en 1514), n’était pas propice aux souverains européens. Les paysans-croisés agissant de leur propre initiative pouvaient facilement les entrainer dans une aventure qui ne pouvait que se terminer par un désastre. Donc on annulait la campagne. Mais les « croisés » n’étaient pas disposés de retourner dans leur condition sociale précédente. Une révolte paysanne éclata. Elle avait pris les allures d’une véritable révolution sociale qui bouleversa la Hongrie du fond en comble. Mais malgré quelques succès éclatants dans les premiers mois de la révolte, l’armée féodale avait fini par prendre le dessus et la révolte fût écrasée dans le sang. C’était, en effet, la dernière fois qu’une croisade dans le vrai sans du mot fût lancée par l’Église. Toutes les actions ultérieures ne se faisaient plus sous l’impulsion du pape. D’ailleurs les papes ne se mettaient jamais à la tête d’une armée croisée quelconque et n’étaient jamais présents sur le champ de bataille. Ce n’était pas le cas ni de la bataille de Mohács non-plus. La plus haute personne du clergé qui y figurait était Pál Tomori, archevêque de Kálocsa, qui avait repris son métier militaire d’origine, pour se mettre à la tête de l’aile droite de la cavalerie hongroise et y laisser sa vie. Quant au pape (Leon X toujours) il ne pouvait plus faire autre chose que de faire pression sur Louis II Jagellon de ne pas conclure de nouveaux armistices avec le sultan. Peine perdue, car ceci le fit quand même.
Le ballet diplomatique précédant Mohács
Cependant, Soliman ne semble pas être pressé de le faire. Rhodes, ce point stratégique de première importance pour la domination de la Méditerranée orientale, de l’approvisionnement en céréales mais aussi du contrôle du trafic des épices, n’était toujours pas occupée. Il voulait, donc, tout d’abord achever les conquêtes de son père dans cette région. Or, à la mort de Selim Ier, l’armistice avec la Hongrie était devenu caduc. Il fallait bien le renouveler afin d’avoir les mains libres pour liquider l’affaire de Rhodes une fois pour de bon. Mais, la cour de Buda (la capitale hongroise) lui oppose un refus net. Le prétexte pour une action militaire était favorable, car le roi hongrois avait emprisonné – mais pas mis à mort – l’envoyé du sultan qui lui demandait sa prolongation et le paiement du tribut. Soliman saisit l’occasion. Il mobilisa ses troupes en secret et apparut subitement devant Belgrade. Au bout d’un siège relativement bref, il s’en empara. C’était un avertissement qui fût fort bien compris du côté hongrois, car si le sultan n’avait pas poursuivi sa conquête, la prise de la plus puissante forteresse du sud de la Hongrie permettait de la faire à tout moment qui lui conviendrait. Il fallait, donc se préparer pour cette éventualité et le roi hongrois Louis II ne tardait pas de le faire.
Entretemps, Soliman le Magnifique devait assurer ses possessions dans le Proche-Orient. Il fallait tout d’abord conquérir Rhodes. Ceci fût fait en 1522. Ensuite il lui était urgent de rétablir le contrôle du trafic des épices qui passait par l’Égypte et alimentait grandement les caisses de l’État. Mais comme son gouverneur, Ahmed Pacha, avait pris le goût de l’indépendance, il devait le ramener à la raison. Il fallait aussi s’engager en Syrie où des émeutes avaient eu de nouveau lieu. Enfin une grande révolte des janissaires à Istanbul menaça le pouvoir du sultan.
Leur mariage défia le sultan : Louis II de Hongrie, par Hans Krell (1526), Collection privée et sa femme Marie de Hongrie (Habsbourg), par Hans Maler zu Schwaz (1520), Society of Antiquaries of London
En dépit de tous ces troubles, Soliman ne perdait pas la Hongrie de vue. Le mariage entre Louis II et de Marie de Habsbourg, sœur de l’empereur Charles-Quint et de Ferdinand d’Autriche qui en 1522 était devenu légal, l’inquiétait. La possibilité d’une unification entre les deux puissances pouvant faire obstacle à ses projets en Europe centrale se concrétisait. Soliman se voyait obligé d’agir. Mais il procéda prudemment. D’abord, par le biais de la diplomatie, il neutralisa les alliés potentiels de Louis II, la Pologne de son frère Sigismond Ier dit le Vieux et de la Valachie. Ayant le dos libéré, il pouvait se consacrer à la préparation de son expédition définitive.
Quant à Louis II, il sentait fort bien le danger. Dès le début il s’adressa à son cousin Charles-Quint sollicitant le secours. Or celui-ci, trop occupé avec les affaires de l’Italie et l’essor du protestantisme, lui conseilla (en 1521 !) de signer un armistice avec Soliman. Par la suite (en 1522 et 1523), Louis II s’adressa aux diètes impériales. Or celles-ci ne pouvaient lui garantir qu’un soutien que pour six mois. En 1523 Louis II recevait des lettres du Shah Ismail Safi de Perse qui lui proposait d’attaquer Soliman ensemble de deux côtés. Mais comme cette initiative paraissait à Louis II inconcevable, il n’avait jamais répondu à ces sollicitations. Finalement, Louis II tenta l’extrême : il entama des négociations secrètes avec les émissaires turcs dans le but de conclure une trêve séparée. Or, cette initiative fût dévoilée par l’émissaire de Venise qui en informa l’archiduc Ferdinand et le pape. Ceux-ci redoutaient – avec raison – que les Ottomans étaient en train de faire pression sur Louis II afin non seulement de leur payer le tribut mais aussi de leur accorder un droit de passage à travers les territoires hongrois ! À quelle fin ceci devait servir, l’archiduc Ferdinand pouvait bien le deviner.
La victoire ottomane de Mohács :
Coup de génie ou d’organisation ?
En printemps de la même année il partit en campagne. Cette fois, il était bien décidé d’en finir sinon avec les Habsbourg du moins avec leur allié hongrois. Après avoir fait halte à Belgrade, il enleva aux Hongrois quelques forteresses mal défendues, traversa le fleuve Drave près de la ville d’Eszék (actuel Osijek, en Croatie) et, n’ayant pas rencontré d’armée hongroise à cet endroit stratégiquement avantageux pour les défenseurs comme il s’attendait, il poursuivait la route vers Mohács. Ce n’est que là qu’il avait finalement rencontré l’ennemi.
En effet, l’armée hongroise avec Louis II à sa tête était déjà sur place. Mais toutes les troupes n’étaient pas arrivées. Le roi, sachant que ses effectifs étaient inférieurs aux celles des Ottomans, avait initialement souhaité de se retirer derrière les remparts de sa capitale et de tenter de nouveau de négocier avec son adversaire. Mais ses grands seigneurs s’opposaient. S’enfermer à Buda reviendrait de céder tout le territoire hongrois à l’ennemi, leurs domaines inclus. Donc, ils pressaient le roi de livrer la bataille à Soliman au premier lieu considéré comme propice. Mais le légat du pape et l’archevêque de Varád avaient de mauvais présentiments. Ils considéraient déjà tous les soldats hongrois comme de futurs martyrs allant donner leur vie pour une cause perdue d’avance.
La bataille de Mohács 29 août 1526, miniature ottomane
Étant donné que les positions sur la Drave n’avaient pas été prises à temps, il ne restait à l’armée hongroise que Mohács comme alternative. Le terrain, bien que ce trouvant dans la plaine pannonienne, était toutefois accidenté aux ravins profonds et marécageux qui rendaient difficile une progression rapide de l’ennemi. Encore que les pluies de la veille eussent rendu le sol boueux et glissant. Ceci ralentissait l’avance des troupes ottomanes, mais elles le firent plus ou moins en bon ordre. Sachant que ses soldats étaient fatigués, le sultan pensait faire halte et ne pas engager le combat tout de suite. Il avait aussi en vue que les trois échelons ottomans, bien que déployés en ordre de bataille, n’étaient pas encore réunies. Un écart de quelques kilomètres entre elles s’était produit.
Les troupes rouméliennes, arrivées les premières, étaient en train de dresser leurs tentes dans l’attente que le reste des troupes les joint. Les soldats hongrois, répartis en deux échelons étirés en largeur afin d’éviter d’être enveloppés par la cavalerie ennemie les observaient sans bouger. Ils attendirent jusqu’au début de l’après-midi du 29 août 1526 pour lancer subitement leur première charge. Il est possible que celle-ci corroborait avec l’heure de la prière musulmane, mais la raison pour cette attaque tardive serait plutôt due au désir de s’assurer que l’ensemble de l’armée ottomane était déjà sur place. Faute d’avoir entrepris une action de reconnaissance préalable, les Hongrois n’étaient pas au courant que l’approche du gros de l’armée ottomane était en train de se produire. Toutefois la charge de la cavalerie hongroise avait pris l’aile droite turque au dépourvu. Elle bouscula les troupes rouméliennes. Quelques chevaliers hongrois avaient même pénétré presque jusqu’au centre de l’armée ottomane qui s’était entretemps déployé. Là se trouvait le sultan. Selon certains témoignages, la cuirasse de Soliman avait eu des traces de coups, même d’une balle. Le commandant des troupes hongroises, l’archevêque Pál Tomori, voyait déjà la victoire à la portée de la main. Il envoya un messager au roi, présent au champ de bataille, pour l’en informer et l’inciter de lancer le deuxième échelon dans la mêlée. Or, le roi, au lieu de lui envoyer du renfort, le rappela car la cavalerie légère ottomane avait réussi à envelopper l’armée hongroise. C’était un coup de maître du grand vizir Ibrahim Pargali, ami le plus proche du sultan. Ses généraux Bali Bey Yahiapachazade Malkoçoğlu et Gazi Husrev Bey, qui se sont déjà distingués dans la prise de Belgrade, menaçaient les arrières des positions hongroises. Tomori ne pouvait que détacher une troupe de chevaliers dans l’espoir de pouvoir repousser cette entreprise, mais elle échoua. Entretemps, l’arrivée du gros de l’armée ottomane leur avait permis aux Ottomans de reprendre l’initiative. Leurs cannons, qui au début étaient peu efficaces étant donné qu’ils étaient postés au pied d’un monticule où se trouvait le gros de l’armée turque, avaient cette fois été plus précis. Mais le coup décisif était donné par les janissaires. Elle avait accueilli la nouvelle charge de la cavalerie hongroise vers le centre de l’armée ottomane par un tir nourri des mousquets qui les avait décimés. Lors de cette charge, Pál Tomori, le commandant des troupes hongroises, avait été tué. Ce qui s’ensuivait, c’était la débandade. Les fantassins tentaient encore de résister en formant des carrés. Mais en vain. Le soir, les Ottomans restaient maîtres du terrain. Quant au roi Louis II, il était porté disparu. Ce n’est que quelques semaines plus tard, que son corps a été retrouvé. En effet, en fuyant du champ de bataille, il était tombé de son cheval et, ne pouvant plus se relever à cause de sa cuirasse, il se serait noyé dans la rivière de Csele.
Morts à Mohács : l’archevêque de Kalocsa Pál Tomori, commandant des troupes hongroise (à gauche, auteur et source inconnus) et le roi Louis II (à droite, peinture romantique de Bertalan Székely, « La découverte du corps de Louis II », 1860, Galerie nationale hongroise, Budapest)
Ainsi s’était terminé cette célèbre bataille qui consacra la fin de l’indépendance de la Hongrie pour les siècles à venir. Son territoire va être désormais convoité entre l’archiduc Ferdinand de Habsbourg et le magnat hongrois Jean Zapolya qui, pour y parvenir, s’était mis sous la suzeraineté ottomane. Soliman, prudent, perça jusqu’à Buda, s’empara de la ville que ses soldats avaient saccagée malgré lui, puis rentra à Istanbul chargé de butin et d’une multitude de prisonniers civils devant être vendus en esclavage. Il était conscient qu’un stationnement prolongé d’une armée certes victorieuse mais trop éloignée de sa base de ravitaillement risquerait de causer des problèmes de son entretien et pourrait l’exposer à la menace d’une contre-offensive chrétienne. D’autre part, il avait besoin de ses effectifs afin de les engager sur d’autres fronts. Pour le moment, Zápolya allait s’occuper de la gestion du pays et de l’envoi du tribut. Mais bientôt Zápolya aura besoin de son secours contre l’avancée des armées de Ferdinand. Soliman retournera et, trois ans plus tard, assiégera Vienne. Ceci marquera l’apogée de l’expansion ottomane en Europe. Elle sera scellée en 1541 par l’attachement à l’Empire ottoman de cette partie du territoire hongrois qui était située entre les domaines des Habsbourg et la Transylvanie.
Les protagonistes du partage de la Hongrie après la bataille de Mohács. De gauche à droite : Ferdinand Ier de Habsbourg, roi de Bohême et de la Hongrie à partir de 1527, empereur du Saint Empire romain de Nation allemande à partir de 1558, Tableau de Hans Bocksberger d.Ä, Kunsthistorisches Museum Wien ; au centre : Soliman Ier le Magnifique remettant la couronne de la Hongrie à Jean Zápolya, miniature ottomane, XVIème siècle, Topkapi Sarai, Istanbul ; à droite : Jean Ier Zápolya, roi de Hongrie depuis 1526 élu par la majorité de la noblesse hongroise, gravure d’Erhard Schön, XVIème siècle
Il va sans dire que dans toute cette histoire, Soliman le Magnifique avait joué un rôle de premier plan. C’était lui qui dictait les initiatives et la rapidité des entreprises militaires. Rien donc de plus simple que de lui attribuer le rôle d’un génie surtout dans le domaine militaire. Or, en regardant de près, c’est une autre impression qui se dégage. On y voit surtout une personnalité réaliste, un gestionnaire sachant fort bien quelles sont les limites des actions militaires et quel est leur coût. Conscient d’avoir hérité un empire vaste et prospère, son souci principal était d’assurer son développement ultérieur. Bien qu’on le présente comme conquérant par excellence, Soliman préférait éviter les entreprises militaires. S’il s’y lançait, c’était par le jeu des circonstances qui y étaient favorables. En bon diplomate, il savait habilement manier la politique de la carotte et du bâton et lorsqu’il se servait du bâton, c’était de manière inattendue, brusque et efficace. Tous les événements liés précédant à la prise de Belgrade et, plus tard à la bataille de Mohács le confirment. Certainement, Soliman était entouré de bons conseillers en matière politique et militaire, mais il avait lui-aussi la capacité de faire le juste choix des décisions. Ceci d’autant plus, que c’était un homme bien éduqué, un amateur d’art qui s’essayait aussi dans le domaine de la poésie et qui avait le goût du savoir vivre. Au fond, c’était avant tout un gestionnaire qui aspirait à faire régner l’ordre dans son empire et la bonne fonction des institutions de l’État. Mais ce n’était pas un visionnaire qui aspirait à la domination du monde et à l’imposition de ses propres conceptions de vertus et de valeurs. Il n’était ni idéologue, ni zélote. Certes, ces décisions reposaient sur des justifications coraniques, il s’appuyait sur les fatwas de ses oulémas, il les sanctionnait car il avait hérité aussi la fonction du calife. Mais son but véritable n’était pas le prosélytisme, mais de contrecarrer le danger des alliances de ses ennemis. Il savait que les campagnes militaires coutaient des fortunes qu’il aurait préféré utiliser pour la consolidation de la prospérité de son empire et c’est la raison pour laquelle il faisait attention, à ce que ses campagnes soient courtes et efficaces. Battre l’ennemi, lui prendre des places fortes et l’obliger d’accepter la vassalité lui suffisaient. L’histoire de l’empire ottoman, qu’il connaissait bien, lui prouvait que seule une extension prudente et à petit pas peut garantir le maintien durable des territoires soumis. Quant à son talent militaire, rien ne montre qu’il avait introduit de nouvelles conceptions stratégiques ou tactiques. Le déroulement de la bataille de Mohács suivait le modèle traditionnel : pousser la cavalerie en avant, faire un semblant de retraite, et attirer l’ennemi vers le centre où il serait accueilli par un feu nourri des janissaires. À Mohács, cette conception n’a pas fonctionné tout à fait en raison du regroupement ralenti des troupes ottomanes. L’attaque surprise de la cavalerie hongroise, avait vraiment mis en danger l’aile droite ottomane. Soliman l’affirme d’ailleurs dans son journal qu’il menait régulièrement. Mais la déroute hongroise était due au fait que le reste des troupes ottomanes avançait en formation de bataille. Une fois sur place, elle pouvait il pouvait se déployer rapidement et retourner la situation en sa faveur. La supériorité en effectifs et en armes à feu, la discipline et un meilleur commandement mieux coordonné ont eu le dessus. C’était tout. Un coup de génie de Soliman qui aurait à un moment critique retourné le cours de la bataille et qui aurait été entré dans l’histoire de la guerre comme une nouveauté a du mal à être confirmé. Mais ce qui importe, c’est que cette victoire ottomane avait un caractère historique, que c’était un tournant dans l’histoire d’une région, qu’elle avait ouverte la voie à l’expansion ultérieure ottomane et que ceci est lié au règne de Soliman le Magnifique. Il avait agi non comme surhomme mais comme un souverain sachant, dans le cadre des circonstances données, faire des estimations justes et agir en conséquence des causes.
Des leçons à tirer
Ce n’est que par la prise de connaissance de tous ces faits qu’on peut cerner l’envergure réelle de cet événement et le rôle des personnalités politiques qui y ont été impliqués. Certes, au détriment des mythes historiques qui offrent une image plus saisissante, plus simplifiée mais aussi plus inexacte. Il ne peut pas être autrement car en élevant les individus au piédestal de héros ou de martyrs on les arrache du contexte de leur activité pour les transposer dans la sphère de l’imagination. Mais dans ces cas c’est la fable qui prend le dessus. Par conséquent le récit devient l’objet d’un militantisme politique hostile à toute tentative d’une analyse critique et de la réinterprétation des faits. Ce phénomène ne date pas d’hier. On pourrait même constater qu’il s’amplifie. La déconstruction de l’enseignement de l’Histoire dans les établissements scolaires y joue un rôle de premier plan. Moins on sait, moins on comprend. Moins on réfléchit mieux on obéit. Béni encore plus ceux qui croient sans faire l’effort de demander pourquoi, car ce sont eux qui vont gonfler les rangs des militants idéologiques de toute sorte et se laisser sacrifier au profit de leurs manipulateurs.
Pourtant la remise en cause des perceptions acquises du passé comme du présent est nécessaire. C’est le seul moyen de saisir la complexité des événements et de leurs acteurs. Mais c’est aussi la seule possibilité de pouvoir tirer des leçons de l’Histoire. Tant qu’on s’y résigne, l’Histoire restera une maîtresse de la vie dont on n’a jamais rien appris. Or, si on veut le faire, il faut la libérer de tous les éléments qui voilent sa substance : des mythes élevés au niveau des dogmes, des personnalités présentées comme des surhommes et des collectivités « élues » justifiant leur prépondérance par des mobiles idéologiques, religieux, ethniques ou raciaux. Mais est-on prêt d’agir ainsi ? Il faut, hélas, redouter qu’on préfère faire le contraire. C’est plus simple et plus commode. Mais, d’autre part, c’est plus conformiste et plus opportuniste. Tant pis si, à cause de cette attitude immorale, les connaissances du domaine des sciences humaines vont se dégrader et pervertir. Ainsi, il ne reste qu’aux connaisseurs professionnellement intègres de s’engager à changer la donne. À eux de se mettre dans le rôle de bon semeur sous peine de subir le martyr des diffamations, des étiquettes collées, de carrières brisées voire même d’atteinte à la vie. Une tâche difficile mais digne, car il n’y a qu’une chose qui est pire : de se taire et de ne rien faire.
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