Le Dialogue Interconfessionnel KAICIID: a-t-il de Sens
Allons le croire ! On en parle depuis longtemps. Des institutions spécialisées furent créées, des colloques et des conférences s’enchaînaient, des tonnes de livres publiés, les médias faisaient de leur mieux pour leur donner l’écho, mais l’effet semble tout de même avoir fait défaut.
Pourtant, à un moment, il semblait que cette idée était sur le point de gagner du terrain. C’était dans les années quatre-vingt. À cette époque des initiatives de coopération régionale étaient à la mode. Du moins, en Europe. Ceci permettait l’ouverture du bloc communiste jusque-là imperméable à toute forme de dialogue avec « l’ennemi de classe » et lui porter le coup de grâce. On y voyait miroiter la démocratie, le pluralisme, les libertés citoyennes, les droits de l’homme, l’égalité entre les nations, cultures, religions et civilisations, les droits des minorités, la diversité, le rejet du racisme et même l’esprit d’entreprise, mais pas le néolibéralisme dévastateur bien dissimulé sous tout ce flux de principes politiques universels. Les valeurs de la solidarité sociale s’éclipsaient devant la redécouverte des identités. C’est entre elles que le dialogue devait s’établir. Mais on ne voyait pas très bien comment.
L’obstacle était perçu dans le concept de l’État-Nation, conçu après la Révolution française et dévié par le traité de Versailles de 1919/1920 et les accords de Yalta de 1945. Ces petits ensembles fermés sur eux-mêmes et intoxiqués par leurs mythes historiques, gênaient la nécessité de la libre circulation des hommes et des biens, de ces derniers en particulier. Pendant la guerre froide, dans la partie du monde qui était dominée par le bloc communiste le nationalisme était mis au service du marxisme-léninisme. Pour le déstabiliser idéologiquement et, éventuellement renverser, l’Occident se mettait à évoquer les côtés positifs de la Monarchie austro-hongroise aussi. On la présentait comme première marche vers l’unification de l’Europe. L’attitude envers les acquisitions sociales de la Révolution française changeait également. Depuis la fête du bicentenaire (1989) en France, l’aristocratie de l’Ancien Régime n’était plus jugée comme rétrograde, mais louée comme modèle de cosmopolitisme. L’universalisme de l’église catholique romaine ne pouvait que l’affermir. Le tournant qui s’était produit avec l’implosion du communisme suite aux manipulations habiles de l’Occident était, selon les mots de l’ancien vice-chancelier autrichien et membre de la Commission trilatérale Erhard Busek auxquelles il avait été largement impliqué, un « retour vers l’avenir ». Un retour, si, mais vers quel avenir ? Vers celui d’une « Mitteleuropa » dans une version moderne qui rappelait plutôt la conception de l’Intermarium de l’entre-deux guerres comme le proposait Busek?
Non. Ce futur n’était rien d’autre que la fameuse « transition » néolibérale que parrainaient les USA. Les effets se manifesteront bientôt par deux croissances: économique pour les multinationales et le secteur financier international (vulgo : gangsters et banksters) qui s’enrichissaient vertigineusement et sociale pour les larges couches des populations qui sombraient dans la pauvreté, le chômage et la précarité aussi rapidement. Mais il y aura pire. Ces mesures alimenteront les animosités religieuses et ethniques dans la partie la plus sensible de l’Europe: dans les Balkans. La Yougoslavie, État multiethnique, multiculturel et multiconfessionnel par excellence, qui avait connu la prospérité et stabilité sous son chef emblématique Josip Broz Tito, éclate. Toutes les animosités collectives que l’on considérait comme n’étant qu’une relique d’un passé dépassé par l’évolution historique, remontaient à la surface. À partir de 1991 il n’y avait plus de place au dialogue sauf au celui des armes. La conséquence fût l’émiettement de l’État commun et un retour dans un avenir sans perspective véritable. C’est à cette époque que le politologue américain Samuel Huntington publia son article sur le choc des civilisations. Les guerres qui dans les années quatre-vingt-dix ravageaient l’ancienne Yougoslavie semblaient confirmer sa thèse que les civilisations et, avec elles, les religions et les cultures, évoluent vers des conflits. Le dialogue pourrait-il donc être établi entre elles ? L’affirmation d’un prêtre orthodoxe de Bosnie-Herzégovine lors d’une réunion d’une association abrahamite à Vienne en 1999 de prêcher en vain les principes de dialogue et de tolérance car ses ouailles ne veulent pas l’écouter, est indicative. Mais elle n’avait pas attiré l’attention des médias, ni des petits, ni des grands.
Le problème est, pourtant, bien là. Mais on préfère ne pas le soulever. Ça risquerait de provoquer des malentendus. Ainsi, au lieu d’orienter le débat vers une analyse scientifique constructive de son influence positive ou négative sur la société, le dialogue interreligieux se transforme en une présentation des homélies juxtaposées. Ceci est bien pour la circonstance, mais ne fait pas avancer la réflexion sur les méthodes de sa promotion au sein de l’opinion. Certes, on se rencontre, même à niveau très élevé, mais plus les personnalités sont hautement placées, plus le dialogue se vide de sens. Étant stérilisé par une langue de bois appropriée, les esprits seins ne peuvent que se demander si au nom du dialogue on ne fait pas du spectacle pour les dupes à des fins politiques.
Controverses autour du KAICHID, Centre international du Roi Abdallah pour le dialogue interreligieux et interculture
L’un des plus grands dans ce domaine était sans aucun doute l’installation du Centre international du Roi Abdallah pour le dialogue interreligieux et interculturel, abrégé KAICIID, dans un palais situé en plein centre de la capitale autrichienne, Vienne. Le nom royal dans le titre de cette institution renvoie au monarque saoudien décédé le 23 janvier 2015. C’était lui qui avait donné l’initiative pour sa fondation et qui lui avait accordé les subventions d’un montant de 15 millions d’euros pour trois ans. On avait été quelque peu surpris par cette décision étant donné que l’Arabie Saoudite n’est pas en meilleurs termes avec les droits de l’homme, sans parler de celle des femmes. Mais on voulait bien y voir un geste en faveur d’un changement dans la bonne direction. D’ailleurs les Saoudiens ont trouvé pour la fondation de cette institution des partenaires de choix : les gouvernements espagnol et autrichien. Ces deux pays, réputés comme très catholiques, devaient vraisemblablement rassurer l’opinion publique que cette initiative serait une entreprise sérieuse et que le débat s’avèrera fructueux. Le choix de Vienne comme siège du Centre avait l’avantage de la capitale d’un pays neutre où sont installés plusieurs établissements onusiens et internationaux, entre autre celui de l’OPEP, c’est-à-dire de l’Organisation des pays exportateurs du pétrole. Un de plus ne ferait que raffermir le prestige autrichien comme plaque tournante internationale, affirmait le très catholique vice-chancelier et ministre des affaires étrangères autrichien de l’époque Michael Spindelegger. Enfin, les objectifs du nouveau Centre devaient être fixés sur les droits de l’homme, la justice, la paix et, surtout, l’engagement contre l’abus des religions afin de justifier l’oppression et la violence.
Par conséquent, rien ne devait plus s’opposer à la mise en place du Centre. Certes, le débat au Parlement autrichien sur cette initiative était houleux. Les Verts et l’extrême droite populiste du Parti libertaire autrichien (FPÖ) protestaient. Ils accusaient l’Arabie Saoudite de violation des droits de l’homme et l’inexistence de la tolérance religieuse. L’extrême-droite exigeait qu’au moins le nom du roi Abdullah n’y figure pas dans le titre du Centre et exprimait son souci quant à la sécurité de son financement. Mais la coalition social-démocrate-conservatrice au pouvoir était d’avis qu’il valait malgré tout entretenir un minimum d’espoir car il n’y a pas d’alternative au dialogue. Comme cette coalition avait la majorité au Parlement et que la discipline partisane prime sur les opinions individuels, la loi sur l’établissement du Centre du roi Abdallah à Vienne était promulguée et le 27 novembre 2012 son inauguration solennelle avait eu lieu en présence – ni plus ni moins - du secrétaire général des Nations Unies Ban Ki Moon.
Le feu vert de la plus haute instance internationale donnée au KAICIID devant les ministres des affaires étrangères de l’Arabie Saoudite, de l’Espagne et de l’Autriche ainsi que des hauts représentants des confessions principales lors d’une cérémonie à laquelle participaient quelques 800 invités, semblait marquer un tournant. On aurait pu penser que la tolérance religieuse était en train d’être introduite même en Arabie Saoudite. Le roi Abdallah en donnait personnellement les gages. Il avait déjà en 2005 réuni à la Mecque un sommet des pays islamiques et leur a exposé l’idée de la nécessité de la mise en place d’un dialogue interconfessionnel au niveau mondial. Sa proposition avait attiré l’attention car elle était issue du régent du pays musulman le plus intolérant en matière de la religion. Mais son idée n’était pas neuve. Quelques cinquante ans plus tôt (en 1964, notamment) un Conseil pour le dialogue interconfessionnel était créé au Vatican. Puis, en 1970, une assemblée mondiale des religions pour la paix était constituée à Kyoto, au Japon. Peu après, en 1978, la Conférence interconfessionnelle de la métropole de Washington apparût sur la scène et, en 2002 le Conseil des dirigeants religieux européens tenait sa première réunion à Oslo. Ces quelques exemples démontrent à quel point les initiatives en faveur du dialogue interreligieux se développaient à l’Occident, dont l’opinion publique – à part des initiés – n’en a presque pas eu le vent.
Quant au Proche et Moyen Orient les conflits armés attisés de l’extérieur et les tensions intercommunautaires dus à la montée du fondamentalisme ne lui étaient pas favorables. À l’époque où le roi Abdallah était encore régent et gérait les affaires de son pays à la place du roi Fahd malade, les tours jumelles du World Trade Center de New York s’écroulaient. L’affaire devenait délicate étant donné que la plupart des auteurs présumés de cet attentat ainsi que de celui contre le bâtiment du Pentagone à Washington étaient désignés comme étant des ressortissants saoudiens. Une mauvaise ombre tombait sur l’Arabie Saoudite et il fallait dissiper au plus vite en donnant des gages de bonne volonté au grand frère américain. Lors de la réunion de la Ligue des États arabes tenue à Beyrouth les 27 et 28 mars 2002, le régent Abdallah proposa un plan de paix au Proche-Orient impliquant, ni plus, ni moins, la reconnaissance d’Israël ! Or, à la surprise générale, tous les pays-membres de la Ligue arabe l’avaient accepté. Mais c’était l’Israël qui l’avait rejeté. Pour lui, pas question de retourner aux frontières de 1967. C’est l’échec. Toutefois, le régent Abdallah marque un point : il laisse l’impression d’être prêt aux concessions pour faire avancer la paix au Proche-Orient et même d’être ouvert pour le dialogue entre les confessions. En effet, il l’engage au sein de son propre pays. Face aux requêtes de la minorité chiite, qui demandait depuis 1996 l’abolition de leur discrimination et l’ouverture d’un dialogue avec la majorité sunnite, le régent Abdallah se montre complaisant. Le 4 août 2003, dans la capitale saoudienne Riyad, un centre nommé « Institut du roi Abdelaziz pour le dialogue national » vît le jour. Si les revendications des chiites en faveur de l’égalité attendent toujours leur reconnaissance juridique et leur réalisation pratique, du moins le dialogue semble fonctionner. En effet, chaque année un sujet particulier de ce domaine est discuté. Certes les résultats se font attendre, mais ce qui importe, c’est – comme d’ailleurs partout ailleurs – l’apparence.
Le régent Abdallah en est conscient. Désormais il est prêt de s’engager dans cette direction à l’échelle mondiale aussi. Le moment est, d’ailleurs, propice. Les États-Unis interviennent militairement en Afghanistan, (2001) puis en Irak (2003). L’intifada reprend en Palestine et la concurrence de l’Iran chiite aguerrie et démographiquement de loin supérieure à l’Arabie Saoudite, pèse lourdement sur cette dernière. Il va sans dire que l’Iran souhaite « exporter » sa révolution en dehors de ses frontières. Les régions chiites de la péninsule arabique et les pays du « Croissant fertile », c’est-à-dire la région qui s’étend depuis le Golfe persique jusqu’à la Mer Méditerranée et le Nil sont dans sa ligne de mire. Pour l’Arabie Saoudite, ceci signifie l’encerclement. Par conséquent elle a besoin de soutien de l’Occident et, tout particulièrement, de l’ennemi juré de l’Iran (avec lequel il n’hésite pas de coopérer dans des affaires discrètes), des États-Unis. Cette fois, Abdallah joue gros. À peine quelques mois après être devenu roi (le 1er août 2005) il réunit à la Mecque les 7 et 8 décembre le Troisième sommet extraordinaire de l’OCI, c’est-à-dire de l’Organisation de la Conférence Islamique et fait adopter un plan stratégique pour les dix ans à venir dans lequel un engagement ouvert en faveur du dialogue entre les religions et les civilisations est exprimé. Les participants issus de 57 pays-membres de l’Organisation ont soutenu cette initiative au grand dam du N°2 d’Al-Qaeda Aiman al-Zawahiri qui y voyait une trahison des principes de l’Islam. En effet, le Plan stratégique insistait aussi sur la condamnation de tout extrémisme y compris du djihadisme. L’écho n’aurait pas pu être meilleur, mais il a n’a pas tardé d’être étouffé par l’affaire des caricatures de Mahomet publiés dans le quotidien danois « Jyllands Posten » encore le 30 septembre 2005. Ce fait avait été évoqué en décembre lors du sommet de l’OCI de Mecque, mais la réaction des gouvernements des pays islamiques ne commence que fin janvier 2006. Ce n’est qu’alors que l’Arabie Saoudite retire son ambassadeur du Danemark et que le boycott des produits danois en Arabie saoudite commence. Apparemment à contrecœur, car cette affaire brouillait les calculs du roi Abdallah d’agir comme champion du dialogue interconfessionnel.
Ses chances risquaient de se dissiper complètement après le discours du pape Benoît XVI à Ratisbonne. Ce 12 septembre 2006, en effet, le Souverain Pontife a eu la pas très heureuse idée de citer les remarques de l’empereur byzantin Manuel II Paléologue qui en 1391 fustigeait l’Islam et le prophète Mahomet pour la diffusion de la foi par la violence. Or, devant le tollé de l’opinion publique internationale, le pape a du rapidement rétracter et faire littéralement amende honorable devant les ambassadeurs des pays à majorité musulmane qu’il avait reçu le 25 septembre dans sa résidence d’été de Castel Gandolfo. Devant eux il a plaidé en faveur de la continuation du dialogue interreligieux. Les intellectuels musulmans du monde entier, dans leurs deux lettres adressées au pape (le 18 octobre 2006 et le 13 octobre 2007) y insistèrent á leur tour. Les Nations-Unies s’impliquent. Les 4 et 5 octobre 2007 une conférence à haut niveau consacrée au dialogue sur la coopération interreligieuse pour la paix exige la mise en place de programmes permanents et de mécanismes qui seraient concentrés sur la poursuite du dialogue interconfessionnel et interculturel au sein duquel l’ONU doit continuer à jouer le rôle central. Peu après (le 6 novembre) le roi Abdallah rend la visite au pape. Les deux hommes évoquent la nécessité de la collaboration entre les chrétiens, les musulmans et…les juifs. C’est une nouveauté, car les juifs n’étaient pas inclus dans les concepts de dialogue interculturels et interreligieux entre les catholiques et les musulmans, remarque « le Figaro » du 7 novembre 2007. Mais cette rencontre est surtout une promotion pour le roi Abdallah car c’était lui qui avait été tacitement reconnu comme représentant de fait des musulmans sunnites et non Mohammed Sayyed Tantawi, le cheikh de la grande mosquée d’Al Azhar en Égypte, la plus grande autorité de fait de ce courant islamique, dont la venue à Rome, prévue pour printemps 2007, avait été jugée inopportune par le Vatican. Son prestige ainsi renforcé, le roi Abdullah pouvait obtenir aisément l’aval des 500 savants religieux réunis du 4 au 6 juin 2008 à La Mecque lors de la Première conférence internationale islamique sur le dialogue entre les confessions. C’est à cette occasion que l’idée de la mise en place d’un « Centre international du roi Abdallah ben Abdelaziz pour l’interaction civilisationnelle » avait été lancée. Il ne restait, désormais, que de passer aux actes.
Le chemin menait par Madrid. Une conférence internationale préparée en toute hâte et subventionnée par l’Arabie Saoudite avait eu lieu du 16 au 18 juillet 2008. Les mauvaises langues affirmaient que le choix de la capitale espagnole était due au fait que les lois saoudiennes ne permettent pas des rencontres avec des représentants des religions non-islamiques dans le pays. Les bonnes, telles de l’activiste des droits humains américain Jesse Jackson ou de l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair y voyaient un pas positif vers la coopération interreligieuse. Quant à l’ambassadeur saoudien à Madrid, le choix de l’Espagne était dû à sa fonction « historique » de pont entre les cultures et les religions. Quoi qu’il en soit, l’initiative saoudienne avait fait une percée sur un autre continent et ainsi elle obtenait une audience plus large au sein de ce qu’on appelle « la communauté internationale ». On mettait, naturellement, le combat contre le terrorisme en première place, on vantait la nécessité du renouveau religieux pour la solution des problèmes sociaux, mais on y ajoutait un appel à éviter la diffamation des religions et de leurs symboles, autrement dit d’appliquer la censure à la liberté d’esprit critique et de l’expression sous prétexte d’éviter la discrimination. Mais à l’Occident on préférait ignorer cette banalité. La conférence de Madrid était quand même un premier pas vers la création d’un conseil des Nations Unies pour le dialogue interconfessionnel. Ceci pesait plus lourd. En effet, l’idée de la mise en place de ce conseil fut reprise par le roi Abdallah lors de la réunion de l’Assemblée générale de l’ONU le 12 novembre 2008. À cette occasion, le roi Abdallah avait proposé qu’un comité issu des participants à la conférence de Madrid soit créé afin que le dialogue puisse être entretenu. Après avoir obtenu l’assentiment des Nations Unies une nouvelle conférence internationale pour le dialogue était organisée les 13 et 14 juillet 2009 à Vienne. Un groupe préparatoire en vue de l’établissement d’un centre international pour le dialogue interreligieux fût fondé. Il avait été composé de représentants des religions musulmanes chrétiennes et juives ainsi que du président de l’Institut international pour la Paix. La conférence interreligieuse internationale tenue à Genève du 30 septembre au 1er octobre 2009 avait confirmé cette initiative et deux ans plus tard, plus précisément le 13 octobre 2011, l’accord sur la fondation de ce centre était signé par les ministres des affaires étrangères de l’Arabie Saoudite, de l’Espagne et de l’Autriche. Ces trois pays devenaient ainsi formellement ses fondateurs. Quant au Vatican, il obtenait un statut d’observateur.
Le KAICIID rattrappé par la réalité
Tout semblait aller au mieux. Mais même avant l’inauguration officielle du Centre des signes que quelque chose cloche dans cette affaire se faisaient voir. Il y avait, tout d’abord, le problème du nom du roi dans le titre du Centre qui indiquait qu’il pourrait quand même s’agir d’un office de propagande saoudienne sous couvert d’une institution internationale n’ayant d’autre objectif que de promouvoir le dialogue interreligieux. Un somptueux palais en plein centre de Vienne ou devait se trouver son siège avait été acheté par l’ambassadeur d’Arabie Saoudite en Autriche pour un montant de 13,4 millions d’euros. Il était aussi surprenant que le Centre n’avait pas le statut d’une association d’intérêt commun, mais celui d’un établissement diplomatique, donc exterritorial, et dont les employés et les experts jouiraient des privilèges et des immunités qui incombent aux diplomates. Ceci fait que les parties signataires sont libres de toute responsabilité pour les dettes ou la mauvaise gestion. L’Autriche avait même généreusement renoncée aux impôts sur le chiffre d’affaires et foncier. Toutefois une Autrichienne était employée comme adjoint du secrétaire général du Centre. C’était l’ancienne ministre de la Justice Claudia Bandion-Ortner, proche du Parti populaire (conservateur) (ÖVP) et du ministre des affaires étrangères autrichien Michael Spindelegger de même obédience partisane.
Peu après les premières effusions de mécontentement de l’opinion publique autrichienne par la création du Centre, son existence semblait être tombée dans l’oubli. Faute d’intérêt (peut-être intentionnel) des grands médias ses activités restaient quasiment inconnues. Pourtant selon sa documentation, il avait organisé dans les années 2013 et 2014 quatre conférences régionales, un forum global, mis en place un réseau pour l’éducation interreligieuse et interculturelle, avait eu des activités sur quatre continents, entrepris quatre projets de recherche, tenu cinq conférences au sujet de « l’image de l’autre » et même organisé des expositions, des séminaires pour les jeunes et des ateliers pour les scouts. La liste est impressive, mais il est difficile de porter le jugement sur la qualité et l’efficacité de sa tâche. L’intolérance religieuse, la haine, la xénophobie, les antagonismes de toute sorte, se répandent à une vitesse foudroyante. Si d’autres institutions internationales ou religieuses encore plus réputées pour leur engagement en faveur du pacifisme n’ont pas réussi à freiner cette évolution, comment peut-on s’attendre qu’un Centre pour le dialogue interconfessionnel, fondé à l’initiative d’un pays où la tolérance aussi bien religieuse et culturelle est légalement prohibée, puisse y parvenir ?
Ceci n’a apparemment préoccupé personne. Pour les élites politiques nationales et internationales le fait qu’une institution prestigieuse de plus ait fait son apparition sur la scène compte plus que sa contribution réelle à la mise en pratique de ses objectifs où l’étude scientifique des sujets qui y sont liées. On peut se rencontrer de temps en temps à haut niveau, tenir de beaux discours plats et creux en langue de bois ou décorés de citations des livres saints, comme les religieux ont l’habitude de faire, et, par ce biais, se manifester occasionnellement dans les médias. Comme toutes les autres institutions internationales de ce genre, le Centre du roi Abdallah à Vienne semblait être promis à ce destin. D’ailleurs, dès le lendemain de sa fondation on n’y entendait plus parler. L’attention de l’opinion publique était portée ailleurs, entre autres sur les conflits au Proche et Moyen-Orient et la montée du radicalisme islamique du Daesh. Les médias en parlaient sans cesse, mais le KAICIID ne se manifestait pas. Comme si on l’avait oublié.
Mais la réalité n’attendait pas de le rattraper. Le 21 octobre 2014 l’hebdomadaire autrichien « profil » publiait une interview avec la vice-secrétaire générale du KAICIID Claudia Bandion-Ortner. À la question du journaliste comment elle se voit travailler dans une institution subventionnée par un pays où la tolérance religieuse n’existe pas où les femmes sont discriminées et où des exécutions capitales ont lieu les vendredis, Claudia Bandion-Ortner avait répondu qu’elle ne voit rien de mal dans le port de l’ « abaya » saoudienne, car ce costume noir imposé aux femmes la rappelle à son costume de juge. Quant aux exécutions, elle avait affirmé qu’elles n’ont pas lieu chaque vendredi, que c’est une bêtise de l’affirmer et qu’elle est, naturellement, contre la peine de mort. Mal lui en fût. Ses propos provoquèrent un tollé unanime dans l’opinion publique autrichienne. Le titre de cet interview : « On ne coupe pas les têtes tous les vendredis », par lequel l’effet de la déclaration de Claudia Bandion-Ortner était renforcé, s’était propagé comme un feu de paille. Comme le titre et le contenu de cet interview étaient annoncés par l’agence de presse autrichienne APA trois jours plus tôt et publiés dans le quotidien autrichien « Der Standard », le 20 octobre paraissait dans le quotidien conservateur « Die Presse » un article de la grande dame du journalisme autrichien Anneliese Rohrer intitulé : « La femme sans vergogne ». Le même jour, le ministre des affaires étrangères autrichiennes Sebastian Kurz du Parti populaire (conservateur) avait exigé de Bandion-Ortner des « éclaircissements » et déclaré avoir demandé au Centre d’agir en accord avec leurs obligations dans la question des agissements terroristes du Daesh. Le lendemain, le jour même de la parution intégrale du texte de l’interview, le chef du club parlementaire du parti social-démocrate Andreas Schieder avait fustigé la déclaration de Bandion-Ortner comme « bêtise » ajoutant qu’une affirmation pareille de la part d’une ancienne ministre de la justice est « insupportable ». Le 22 octobre le chancelier autrichien Werner Faymann, du parti social-démocrate, avait décrit les propos de Bandion-Ortner comme « absolument déplacées ».
Le chancelier Faymann joue les muscles et… rentre dans les rangs
Or, les mots durs voire même menaçants du chancelier autrichiens risquent de ne pas être suivis par des actes. Son partenaire dans la coalition gouvernementale, le Parti populaire autrichien (conservateur) freinait son ardeur. Le ministre des affaires étrangères Sebastian Kurz, issu de ce parti, semblait ne pas vouloir se brûler les doigts. Au lendemain de la déclaration malencontreuse de Bandion-Ortner sur les décapitations et les premiers avertissements de Faymann sur une éventuelle révision du statut du Centre, le jeune ministre se lavait les mains en affirmant que si le chancelier le souhaite, il n’a qu’à le faire. Plus tard il appelait au président de la République Heinz Fischer de jouer le rôle de médiateur. Il savait que le Président, bien qu’issu du même parti comme son chancelier, n’a pas de penchant pour l’intransigeance dans les questions de principes sociaux ou humanitaires, mais plutôt pour la sauvegarde du statut quo aussi bien dans les rapports entre les forces politiques à l’intérieur du pays qu’avec l’extérieur. En fin tacticien, pour ne pas dire diplomate, le président Fischer n’a pas organisé une médiation, mais a reçu séparément le ministre des affaires étrangères Kurz et le ministre de la Chancellerie, sans portefeuille mais auquel incombent les affaires religieuses aussi, le social-démocrate Josef Ostermayer. Il leur a fait répéter son attitude : pas de fermeture du Centre car l’Autriche est un pays de « bâtisseurs de ponts », donc de promotion de dialogue par excellence. Le fait que le chancelier Faymann n’avait même pas été invité à un tête-à-tête avec le Président à ce sujet est indicatif. Désavoué par le chef d’État, n’ayant pas de soutien du partenaire de la coalition, ayant contre son initiative aussi le cardinal Christoph Schönborn, le primat de l’Église catholique en Autriche, les chances de Faymann de faire valoir ses points de vue s’estompaient. Le secrétaire général du Centre du roi Abdallah, l’Américain Peter Kaiser, n’hésitait pas à rejeter l’ultimatum que lui avait soumis le chancelier autrichien le menaçant de fermeture si la conception du travail de cet établissement ne serait changée jusqu’au début mars 2015. Entretemps, les positions de Kurz se renforçaient. Appuyé par le Président de la République, le primat de l’église catholique et du Premier ministre espagnol, le conservateur Mariano Rajoy, qui se disait prêt d’accueillir le Centre au cas où il serait expulsé de l’Autriche et, naturellement, de son propre parti, le ministre autrichien pouvait aisément affirmer que bien qu’il avait à plusieurs reprises pris ses distances par rapport au Centre et souhaité davantage d’activités surtout dans la condamnations des activités du Daesh, il souhaite toutefois un réexamen de ses statuts et un nouveau départ dans son travail. Le 20 janvier 2015 Kurz se déclarait même prêt d’entreprendre une tournée dans les pays du Golfe et de se rendre en Arabie Saoudite afin de rassurer leurs dirigeants indignés par les critiques d’une partie du gouvernement autrichien concernant les violations des droits de l’homme dans leur pays. Mais après la mort du roi Abdallah, le 23 janvier, cette intention ne fût plus évoquée.
Un fossé se creusait au sein de la coalition gouvernementale autrichienne et le risque que le chancelier Faymann et son parti social-démocrate pourraient en payer les frais se dessinait de plus en plus clairement. S’il pouvait encore compter sur un soutien discret du président Fischer dans le cas le cas de Badawi, qui avait intervenu à deux reprises en sa faveur et même du soutien du Parlement européen qui a voté, le 12 février, une résolution le concernant, dans le cas du KAICIID, il se voyait obligé de trouver une issue honorable sans pourtant perdre la face. Le rapport d’évaluation élaboré par le Ministère des affaires étrangères et rendu public le 27 janvier démontrait clairement à quel point le gouvernement qu’il dirige depuis 2008 était impliqué dans la mise en place du Centre et son installation à Vienne. En effet, toutes les décision du Conseil des ministres à ce sujet, en commençant par la nomination de la délégation pour les négociations du 23 novembre 2010, de l’accord sur la constitution du Centre du 4 octobre 2011, de sa soumission à la ratification par le Président de la République et le Parlement du 11 décembre 2012 et du 23 avril 2013 avaient été votées à l’unanimité. Autrement dit, le chancelier savait fort bien sur quelles bases et à quels fins le KAICIID avait été conçu et sa justification « que vu d’aujourd’hui, c’est une erreur de croire, qu’il y a un pont » [pour le dialogue interconfessionnel] par lequel il voulait minimiser sa propre responsabilité dans sa fondation à l’occasion du colloque « Démocratie et l’égalité » a du mal à tenir debout. Toutefois, le chancelier joua encore une fois les muscles en déclarant, le 28 janvier, que « nous ne nous laisserons pas menacer ni exposer aux chantages » et que si ce Centre au lieu de promouvoir le dialogue interreligieux à la base des droits de l’Homme ne sert que comme une institution qui cache son activité économique par une feuille de figuier religieuse, l’Autriche ne devrait plus y faire part. Dans ce cas, une retraite dans l’ordre », comme l’avait définit son ancien chef de cabinet Josef Ostermayer serait inévitable.
Or, le jour même Ostermayer avait eu une entrevue avec le Président de la République et le vice-chancelier Reinhold Mitterlehner du parti conservateur. Il fût convenu, qu’une tentative de repositionnement du Centre doit être préalable à la sortie de l’accord sur le Centre. Mais il fût aussi précisé que cette réorientation ne sera pas possible sans l’appui actif du chancelier. D’ailleurs les négociations dans ce sens avec les représentants de l’Arabie Saoudite et de l’Espagne sont avaient été entamés. Le secrétaire général du KAICIID, Peter Kaiser, a déclaré ne pas avoir de projets pour quitter Vienne et, lors du débat parlementaire du 11 février, la motion des Verts de fermer le Centre avait été rejetée avec les voix de la majorité gouvernementale, donc aussi de celles des sociaux-démocrates du chancelier Werner Faymann.
Le dialogue sur le fond des affaires et de la trahison sociale
Tout est ainsi rentré en ordre et le chancelier Werner Faymann avec ses sociaux-démocrates dans les rangs… de la cinquième colonne bourgeoise, comme le diraient les marxistes-léninistes purs et durs d’antan. Pas tout à fait sans raison, car il est notoire que les partis sociaux-démocrates, par le biais de leurs élites, sont impliqués dans la plus grande trahison sociale de l’histoire. Avides de pouvoir, de l’argent et de postes ministériels bien dotés, ils se sont détournés de leur base, oublié l’ouvrier et le travailleur, le paysan et le chômeur, sans parler de l’artiste ou de l’intellectuel, qui n’étaient choyés qu’en tant que propagandistes ou fonctionnaires, ils s’étaient mis sans remords au service de ce qu’on appelait naguère « ennemi da classe » et que l’on peut aujourd’hui désigner d’ennemi de l’humanité, c’est-à-dire du système néolibéral. En s’alliant à lui, certains auront gain de cause, car il est le plus fort. En ce tournant contre lui, personne ne tirera profit, sauf peut-être moral. Mais, que veut dire ceci ? Les sociaux-démocrates du monde entier, qui chantent encore l’Internationale lors de leurs festivités, n’en ont aucune idée. Les sociaux-démocrates autrichiens non plus. Leur parti a une longue histoire de népotisme et de corruption, de collaboration avec le capitalisme (ennemi de classe) et de l’implication dans presque tous les grands scandales depuis la Seconde guerre mondiale. Actuellement, sa base ouvrière est passée chez l’extrême droite populiste et les intellectuels votent plutôt les Verts. Ce qui lui reste, ce ne sont, plus ou moins, que les syndicalistes et les retraités, un peu d’universitaires espérant pouvoir faire carrière le livret du parti en main et des immigrés dont les associations sont de plus en plus choyées. Mais tout ceci ne suffit pas de regagner la confiance dans l’opinion publique et, à en juger les sondages, c’est l’extrême droite qui emporte. Un bilan bien triste pour un ancien grand parti au pouvoir presque sans cesse depuis un demi-siècle et encore pire pour Werner Faymann, son actuel chef. Élu en 2008 à la tête du Parti social-démocrate avec 98,36% des voix, lors de sa réélection en 2012 il n’avait réussi qu’à réunir 83,43% des électeurs. C’était le plus mauvais score d’un chef du parti social-démocrate dans l’histoire récente autrichienne qui pèse d’autant plus lourd que Faymann n’avait pas de contre-candidat. Voulait-il par sa critique du Centre Abdallah gagner les sympathies de l’opinion et de redorer le blason de son parti dont le prochain congrès est prévu pour l’année 2016 ?
Essayons de croire que non et que sa réaction n’a été motivée que par la pure indignation humaine face à un État qui ignore la tolérance religieuse mais n’hésite pas à ouvrir dans un pays tiers un Centre devant promouvoir le dialogue interreligieux. Essayons de croire que Faymann s’était senti personnellement responsable et tourmenté par les remords pour avoir accepté que cet établissement soit installé en Autriche mais qui refuse de réagir contre les châtiments ignobles à l’encontre d’un bloggeur saoudien dont le seul pêché était d’avoir plaidé en faveur de l’égalité confessionnelle. Sans parler de la réaction provoquée par les déclarations de Bandion-Ortner sur les décapitations en Arabie Saoudite, qui, selon elle, n’ont pas lieu tous les vendredis. L’émotion aurait dû être encore plus grande en présence du fait que les violations des droits de l’homme en Arabie Saoudite se sont, depuis l’ouverture du KAICIID, aggravées. Alev Korun, la responsable pour les droits de l’homme des Verts, a évoqué le 11 février 2015 devant le Parlement, qu’il y avait eu, en Arabie Saoudite, 90 exécutions capitales en 2014 et 23 seulement en janvier 2015. Ceci aurait suffi de lui hérisser les cheveux une fois de plus et de mobiliser l’opinion. Mais au lieu de faire un geste dans cette direction ou de se désolidariser du partenaire conservateur voire même de son président en offrant sa démission, il a préféré sauvegarder la coalition et, au sein d’elle, sa position. Des bruits courent depuis un certain temps que Karl Schramek, un ancien diplomate autrichien et spécialiste du Moyen-Orient, proche du Parti social-démocrate pourrait devenir le nouveau vice-secrétaire général du Centre du roi Abdallah, à la place de Claudia Bandion-Ortner, proche du Parti conservateur, qui avait démissionné, le 17 janvier 2015 suite à ses déclarations sur les décapitations et sous la discrète pression du ministre autrichien des affaires étrangères Sebastian Kurz.
Apparemment la raison d’État, qui prime les affaires, a pesé plus fort que la conscience morale et les principes de la dignité humaine. En effet, l’Arabie Saoudite est le premier partenaire autrichien au Moyen-Orient. Son volume d’échanges atteint, selon le quotidien autrichien « Wirtschaftsblatt » du 3 février 2015, la bagatelle d’un milliard d’euros. Quelques 300 entreprises autrichiennes y sont engagées et le chiffre d’affaires avait enregistré en 2014 une hausse de 6,5%. Mais Pierre Prunis, délégué commercial autrichien à Riyad, tirait la sonnette d’alarme : les partenaires saoudiens seraient, selon lui, devenus nerveux en raison des conséquences d’une éventuelle fermeture ou de rupture du contrat de la part de l’Autriche du KAICIID. Des bruits courraient que l’OPEP, c’est-à-dire de l’Organisation des pays exportateurs du pétrole, pourrait transférer son siège depuis Vienne vers un autre pays, au cas où la pression du gouvernement autrichien sur le KAICIID continuerait. L’ancien vice-chancelier et ministre des affaires étrangères Michael Spindelegger rappelait encore en octobre 2014 que le nombre de touristes saoudiens en Autriche « explose ». Finalement, le président de la Chambre fédérale de l’économie autrichienne, le conservateur Christoph Leitl, a insisté que l’Autriche doit sauvegarder sa « réputation de pays du dialogue » car, comme il disait : « nous somme des bâtisseurs de ponts et pas des creuseurs de fossés ».
Ce « nous » ne se rapporte-il pas aux conservateurs autrichiens et espagnols qui ont été, dès le début, les plus fervents champions du dialogue interreligieux tel que conçu par le roi Abdallah d’Arabie Saoudite ? Vu leur origine chrétienne-sociale et leur évolution ultérieure vers le fascisme clérical, ceci aurait été difficilement concevable. Mais leur mutation en parti « économique » (Wirtschaftspartei), comme se désigne officiellement le parti ÖVP conservateur autrichien actuel, en a facilité la tâche. Désormais ils sont en train de « construire des ponts » qui, sous couvert de dialogue interreligieux, servent avant tout au développement des affaires. Les anciens partis chrétiens-sociaux semblent ne pas avoir résisté à la tentation du malin dans le désert. L’argent mène le monde et…corrompe.
On peut (et on devrait) se demander pourquoi s’était juste le vice-chancelier conservateur autrichien Michael Spindelegger qui avait insisté le plus à la mise en place de ce Centre et a réussi à persuader de ses avantages ses partenaires socio-démocrates de la coalition gouvernementale de s’y rallier ? Y avait-il quelques « retombées » individuelles, collectives ? Dans les démocraties à l’occidentale, les partis politiques sont pauvres et doivent dépenser beaucoup d’argent afin de gagner les cœurs des électeurs par une pub aussi couteuse que bidon contenant des promesses abstraites mais aucune vision alternative au système néolibéral actuel. Les dons sont donc bienvenus et les Saoudiens avec leurs pétrodollars sont de donneurs généreux. Devant les exigences Saoudiennes liées aux traditions religieuses wahhabites même les toutes-puissantes États-Unis se plient. Les affaires font de bons amis même parmi les anciens présidents américains dont Jimmy Carter, les deux Bush et Bill Clinton, dont la fondation caritative reçoit la plus grande partie de ses donations (entre 10 et 25 millions de dollars) depuis l’Arabie Saoudite. Peut-être les 20 millions de dollars que l’UNESCO avait reçus en 2012 pour son Fond d’urgence en sont la raison de sa collaboration avec le KAICIID dans le cadre de la Décennie internationale du rapprochement des cultures (2013-2022) ? Quant à Spindelegger, on ne peut pas lui reprocher de ne pas avoir su négocier. Le fait d’avoir contribué à l’installation du Centre à Vienne, à la décision de lui accorder un statut international privilégié sans imposition fiscale, a libéré l’Autriche du devoir de participer à son financement. En plus, il a réussi à placer sa camarade du parti, l’ancienne ministre de la Justice Claudia Bandion-Ortner, dans la fonction du vice-secrétaire général du KAICIID bien que ce poste n’avait pas été prévu initialement. Finalement, après son départ du pouvoir en août 2014, il s’est placé lui-même dans un établissement privé, notamment comme directeur de l’Agence pour la modernisation de l’Ukraine, fondé par trois oligarques ukrainiens et au sein duquel se retrouvent l’ancien ministre de l’Intérieur autrichien, le social-démocrate Karl Schlögl, l’ancien ministre des finances et chef du parti social-démocrate allemand Peer Steinbrück et le philosophe français Bernard Henry-Lévy. Mais, c’est une autre histoire. Autant de dire, toutefois, que les bonnes affaires, encore quand elles sont service d’une puissance supérieure, restent tentantes pour les habitués du pouvoir n’importe leur appartenance partisane.
Le KAICIID, une « Open Society » interreligieuse ?
C’est probablement une raison de plus pour laquelle le KAICIID continuera d’exister. L’engagement pour une cause noble, tel le dialogue interconfessionnel offrira toujours une plateforme idéale pour des rencontres à haut niveau ou bien pour des initiatives discrètes. D’ailleurs la structure du Centre indique que des intérêts plus complexes que ceux du désir de l’Arabie Saoudite de redorer son blason pourraient être en jeu. Le fait que les Américains, avec le secrétaire général Peter Kaiser en tête, représentent le second groupe national au sein de ses 42 membres pourrait indiquer que les intérêts des USA pour le fonctionnement du Centre seraient aussi présents. Il est à noter que l’une des premières grandes activités du Centre, était une conférence consacrée à « L’image de l’autre », un sujet qui est souvent à l’ordre du jour des associations engagées dans la promotion du multiculturalisme et soutenues directement ou indirectement par la « Open Society Foundation » (Fondation pour une société ouverte) du magnat américain George Soros. Était-ce aussi le cas de la conférence du KAICIID sur ce thème ? En effet, parmi les participants figuraient les représentants non seulement de cette Fondation, mais aussi d’autres qu’elle subventionne, telles la Fondation Anna Lindh, ou bien avec lesquelles elle coopère comme le Centre Culham St. Gabriel ou bien le European Wergeland Centre d’Oslo. Mais le principal soutien était venu de l’EUROCLIO, c’est-à-dire de l’Association des éducateurs européens, dont certains projets et activités sont également subventionnées par Soros. S’il s’agirait d’une action philanthropique pure, ceci n’aurait aucune importance. Mais comme Soros est un des principaux piliers financiers du Parti démocrate américain et de certaines organisations qui subventionnent les « révolutions colorées » par le biais du National Endowment for Democracy, on doit se demander si la présence, lors de cette conférence, des organisations qui lui sont proches n’était quand même pas intentionnée. En effet, la conception du Centre, rappelle de près aux celles de l’Open Society. On y trouve les mêmes thèmes : dialogue, image de l’autre, diversité religieuse et culturelle, éducation de la jeunesse dans l’esprit de multiculturalisme. D’autre part on évite l’évaluation critique des valeurs liées aux questions confessionnelles ou bien des systèmes politiques. Par ce biais, deux objectifs pourraient être visés : l’anesthésie de l’esprit critique rationnel considéré comme subversif dans sa tendance de remettre en question les mythes politiques religieux ou historiques et l’atomisation de la société en l’enfermant dans des ghettos ethniques, culturels, de couleur de peau ou religieux afin d’éviter leur engagement commun dans la lutte pour l’amélioration de leur condition sociale et humaine. Une aubaine pour toutes les forces avides de pouvoir dont la tâche sera facilitée grâce aux méfiances mutuelles entre les groupes atomisés. Celles-ci s’approfondiront davantage par l’injonction continue d’éléments étrangers nouveaux et des conceptions religieuses fondamentalistes. L’Union Européenne, dominée actuellement par l’Allemagne, en paiera les frais. Déstabilisée, elle ne sera plus capable de jouer le rôle de concurrent ni à l’économie américaine ni à ses aspirations géopolitiques. Les agissements de Soros contre l’euro et l’Allemagne depuis 2012 peuvent être considérés comme indice d’une initiative dans ce sens. Le Centre du roi Abdallah pourrait faire partie de ce jeu. Une institution internationale jouissant du statut d’exterritorialité se prête facilement aux activités autres que représentatives ou scientifiques. Il n’a d’ailleurs pas été fondé en Autriche pour faire revanche aux deux sièges ottomans de Vienne (de 1529 et 1683) mais plutôt à cause de sa position géographique, au cœur de l’Europe, proche de l’Allemagne et non-membre de l’OTAN. Les craintes que ce Centre pourrait soutenir la propagation de l’Islam dans sa version wahhabite n’est pas dénuée de fond. En effet, une des recommandations de la conférence de l’OCI de Mecque, à laquelle l’idée du lancement du Centre du roi Abdallah avait été lancée et qui a été publiée le 9 novembre 2005, demande « l’utilisation des médias de masse afin de défendre la cause de l’Umma musulmane, de promouvoir les principes et les valeurs nobles de l’Islam et corriger les conceptions erronés à ce sujet ». Il est difficile de concevoir qu’en dépit de tous les efforts de la direction du KAICIID de sauvegarder l’image du Centre comme contraire au prosélytisme, que cette recommandation ne sera pas suivie dans la pratique.
L’orage dans un verre d’eau
La méfiance envers les activités du Centre a du mal à être dissipée surtout en présence de son inaction face aux violations des droits de l’homme et des libertés religieuses en Arabie Saoudite. Pour cette raison, l’église protestante en Autriche n’a pas pris part dans le directoire du Centre. Son évêque Michael Bünker ne cache pas son scepticisme envers les activités du KAICIID. Cette attitude est partagée par le président de l’Association bouddhiste autrichienne Gerhard Weißgrab. Selon lui, s’il s’avère que le Centre ne sert que pour redorer le blason de l’Arabie Saoudite, le dialogue devrait prendre fin. Même la porte-parole de la Communauté islamique en Autriche Carla Amina Baghajati est d’avis que le dialogue tel que pratique le KAICIID manque de substance.
S’il en est ainsi, le dialogue interreligieux a-t-il encore de sens ? Vu les effets des travaux des institutions jusqu’à présents on serait plutôt tenté de donner une réponse négative. Selon les données du « Pew Research Center » de Washington pour l’année 2014, les hostilités impliquant la religion sont en hausse sur tous les continents sauf les Amériques, le nombre de pays confrontés à la violence terroriste entre les année 2007 et 2012 a doublé (de 9% à 20%), en une seule année, le nombre de pays confrontés à un très haut niveau d’hostilité religieuse est passé de 14 à 20 et les violences contre les minorités religieuses avait augmenté en 2011 de 38% dans les 47% des pays étudiés.
L’échec est, donc, total. Apparemment le dialogue interconfessionnel, tel que conçu, n’a pas fonctionné. Les responsables au plus haut niveau international en sont-ils conscients ? Certainement. Il est difficilement concevable qu’ils n’ont pas la connaissance des informations respectives. Or, comme dans le cas de l’échec des « traitements de choc » néolibéraux qui se sont avérés catastrophiques pour le bien-être de la société, ils n’osent pas l’avouer et encore moins les rejeter ou lui chercher des alternatives, mais persistent dans l’application des méthodes qui se sont avérées absurdes. Les sommes ahurissantes dépensées pour des conférences, colloques, séminaires, ateliers, publications représentatives lesquelles, faute d’intérêt du public pourrissent dans les dépôts, auraient pu être investis dans des activités sociales de loin plus urgentes.
Malheureusement, les politiciens, laïcs ou religieux, évitent de regarder la réalité en face. S’ils l’avaient fait, ils auraient pu se rendre compte que la communication interreligieuse présuppose l’existence d’esprits ouverts libérés de la contrainte des tabous et des dogmes. Ceci ne s’acquiert pas par l’organisation de discussions ou de séminaires au sein des forums ou associations lesquels, sous prétexte de respecter les croyances de l’autre, évitent de secouer les doctrines, mais par une éducation humaniste systématique, continue et poussée qui devrait être cultivée dans les établissements scolaires avant tout. Or, le système éducatif néolibéral le défavorise au profit des matières technocratiques ou techniques liées aux sciences naturelles. Dans les débats publiques, que ce soit aux parlements ou dans les médias, dans les forums ou au sein des partis politiques, les exigences pour la promotion de la science ne concernent que les sciences naturelles, mais jamais les sciences humaines ou sociales. Comme le « skill » (vulgo : l’adresse) a remplacé la culture, les nouvelles générations qui arrivent sont intellectuellement de plus en plus appauvris, pour ne pas dire abrutis, et de moins en moins capables de comprendre les causes des problèmes qui touchent l’humanité. Mais, d’autre part, ces « simples d’esprit » se laissent d’autant plus facilement manipuler par la propagande aussi bien politique que religieuse.
Est-ce une intention ? Il serait trop beau que ce ne soit pas le cas. Mais le fait que les débats autour du financement de la recherche scientifique ignorent systématiquement les sciences humaines, ouvre la porte au doute. Pourtant l’édification de la culture de l’esprit repose qu’on le veuille ou non sur la pensée religieuse. Donc il faut la connaitre, mais il faut aussi apprendre à faire la différence entre son utilisation à des fins de propagande politique, de prosélytisme ou d’expansion du pouvoir et de son message humaniste qui ne peut être saisi que par la compréhension de sa valeur métaphorique. C’est par ce biais que l’esprit humain se libère et s’ouvre à la communication ou bien au dialogue. Toute tentative de le fixer sur les dogmes, les rites et le culte, ne fait que l’invalider, car les interlocuteurs se retranchent dans leurs position et ne font, au mieux, que juxtaposer leurs doctrines. La demande d’éviter la diffamation des religions et des symboles religieux dans la déclaration de la conférence interconfessionnelle de Madrid de 2008 qui était le prélude du KAICIID, va dans ce sens, car la moindre réflexion voire même une analyse scientifique des origines ou de la fonction des symboles religieux peut être considérée comme une diffamation par les tenants de l’orthodoxie religieuse. Or, il ne peut pas y avoir de dialogue sans la disposition de faire ou d’accepter des jugements critiques car, faute de ceci, les conceptions anachroniques continueront à peser sur l’humanité et ne cesseront d’être des sources de conflits potentiels futurs. Les Nations-Unies ainsi que d’autres organisations internationales ayant comme tâche la sauvegarde de la paix et les droits de l’homme auraient certainement mieux fait de s’être engagés pour la promotion de la liberté de l’esprit que de se laisser entraîner dans le soutien au dialogue interreligieux stérile et encore sponsorisé par un pays qui est, dans ce domaine, tout autre que tolérant.
Peut-il y avoir de dialogue avec des systèmes qui sont intolérants ? Ceux qui connaissent l’histoire savent bien qu’aucune discussion visant à humaniser les États totalitaires ou théocratiques n’a jamais pu se faire. Ces régimes se sont imposés par la force et ne comprennent que l’argument de la force. Toute tolérance de leur « spécificité » culturelle ou mentale, n’est comprise par eux que comme expression de faiblesse et ils en profiteront avec insolence, cynisme et mépris pour faire valoir leurs intérêts. L’Arabie Saoudite semble apparemment se moquer des gouvernements occidentaux en se présentant comme champion du dialogue interconfessionnel et châtiant en même temps un bloggeur qui avait plaidé en faveur de l’égalité entre les religions. Les dirigeants politiques et religieux (catholiques) autrichiens, après s’être blâmés par leur désunion et manque de volonté réelle de leur opposer une attitude ferme, devront tolérer sur leur sol une institution qui pourrait, peut-être, devenir même le noyau d’un établissement onusien, mais dont le secrétaire général Fayçal ben Mouammar, ancien vice-ministre de l’éducation d’Arabie Saoudite, porte la responsabilité pour le contenu de livres scolaires où les religions chrétienne et juive sont diffamées. Les protestations que le parti des Verts organise chaque vendredi devant le bâtiment du KAICIID pour la libération de Badawi sont sans effet. Quelques dizaines de manifestants ne vont pas changer la donne. Bien que Badawi, suite aux protestations à travers le monde, n’a plus été bastonné depuis le 9 janvier, son sort pourra s’alourdir. Un nouveau procès, cette fois pour apostasie, pourrait avoir lieu et, en Arabie Saoudite, un pêché pareil est puni de mort.
Mais il ne s’agit pas seulement de Badawi. L’ensemble d’un système juridique anachronique issu du Moyen-Âge qui prêche l’inégalité, l’intolérance et la discrimination, est en question. L’Arabie Saoudite dépense des sommes considérables pour répandre la version wahhabite de l’Islam dans le monde. La montée de l’intolérance religieuse et de l’antisémitisme s’inscrit aussi à son compte. Le manque de la cohésion du gouvernement autrichien dans l’affaire du Centre du roi Abdallah avait tourné la contestation au ridicule. Ce n’était qu’un orage dans un verre d’eau. Rien de plus. À l’exception des Verts, aucun parti politique n’avait mobilisé ses partisans pour protester contre une imposture politique évidente et dénoncer un système qui n’a rien à voir ni avec la tolérance religieuse ni avec les droits de l’homme. Pourtant, l’occasion était idéale. Une mobilisation générale aurait pu (et dû) se faire. Mais ceci voulait dire que les Verts et les « rouges » (sociaux-démocrates) fassent cause commune avec les « bleus » (le Parti libertaire autrichien d’extrême droite) rejetés de toutes les autres composantes politiques en Autriche à cause de leur xénophobie, leur attitude négative envers les immigrés et leurs origines (et sympathies) nazies, qu’ils s’efforcent de nier, mais sans doute aussi en raison de leur proximité avec le Russie de Poutine. Les « noirs » (conservateurs) pourraient rester isolés et ceci risquerait la rupture de la coalition gouvernementale, à moins que l’église catholique ne se soit rangée du côté des contestataires aussi. Dans ce cas, une mobilisation nationale d’envergure aurait pu avoir lieu et même s’étendre sur d’autres pays. Mais c’était aller si loin. Les répercussions sur les affaires risquaient d’être trop lourdes. Alors, on se confine dans un dialogue, ou plutôt un semblant de dialogue interreligieux. Ainsi, tout le monde est content, aussi bien au Proche et Moyen-Orient qu’à l’Occident.
Mais si ce dialogue est menacé de tourner en farce, est-il mieux de s’y opposer ou de se sacrifier et sauver les apparences? L’élite gouvernementale de l’Autriche avait opté pour cette dernière alternative. Elle s’est sacrifiée pour une cause : celle des affaires des entrepreneurs autrichiens en Arabie Saoudite. Ainsi elle a sauvegardé les affaires, mais perdu l’âme. À moins que quelque historien, écrivain ou cinéaste ne s’y réfère pour signaler à leurs lecteurs ou spectateurs, comment les politiciens, religieux ou laïques, ne doivent agir quand il s’agit des questions de principe.