L’HISTORIEN ET LA DAMNATION DE LA MÉMOIRE
Condamné à l’oubli: Veselin Djuretić entre le nationalisme serbe, la russophilie et la science historique
Il y a quelque chose de pénible dans l’attitude de la société envers les historiens. S’ils ne dévient pas de la « ligne » politique officielle, leur présence dans les médias leur est assurée. Au cas de décès ils auront le droit à un « in memoriam » et le public sera informé de la cérémonie mortuaire. Mais s’ils l’abandonnent volontairement ou bien elle prend une autre direction en raison du changement de régime, ces mêmes médias n’hésiteront pas de les ignorer et d’imposer la damnation de la mémoire sur leurs œuvres. Autrement dit, tout sera fait pour amener l’opinion publique à oublier leur existence.
Ceci vient d’être confirmé une fois de plus dans le cas de l’historien serbe Veselin Djuretić, officiel communiste décédé le 18 février 2020. Bien qu’il avait été le premier chercheur yougoslave ayant osé, encore dans les années quatre-vingt du siècle dernier, de remettre en question l’interprétation officielle (à l’époque encore communiste) des rôles du chef de la résistance monarchiste (dite « tchétnik ») du général Dragoljub (Draža) Mihailović et du commandant des partisans communistes, le maréchal Josip Broz Tito pendant la Seconde guerre mondiale, la mort de Veselin Djuretić a été ignorée aussi bien par les médias « indépendants » (pro-occidentaux) que de ceux du régime serbe en place. Il est aussi à noter qu’aucun membre des institutions scientifiques ou de l’Académie serbe des sciences et des arts de la (SANU) ne s’est fit entendre à cette occasion. Ceci est d’autant plus surprenant que Veselin Djuretić était non seulement collaborateur scientifique de l’Institut d’histoire contemporaine de Belgrade mais, pendant de longues années, conseiller scientifique de l’Institut balcanologique de l’Académie serbe des sciences et des arts. Enfin, Djuretić était aussi un des fondateurs de l’Académie des Sciences et des arts de la Republika Srpska (ANURS) et l’Association des écrivains de la Serbie l’avait même proposé pour l’admission à l’Académie serbe des sciencs et des arts comme membre correspondant. Seuls quelques médias ultranationalistes et prorusses avaient mentionné son décès.
Il n’est pas simple de comprendre les raisons d’une attitude pareille. Toutefois on pourrait supposer qu’elle reflète ce manque de distinction entre l’obédience politique des chercheurs et leur contribution à la recherche scientifique. En effet, Djuretić s’était fait remarquer depuis le début des années quatre-vingt, non seulement par son nationalisme prononcé, mais aussi par sa russophilie. Or, ceci ne semble pas avoir été du goût des cercles politiques ayant succédé à l’ancien dirigeant autoritaire serbe des années quatre-vingt-dix Slobodan Milošević. Le risque était probablement trop grand que la diffusion des idées nationalistes et la promotion des droits historiques puissent avoir des répercussions nefastes sur les relations internationales de la Serbie. Le fait qu’il était porteur de plus hautes distinctions politiques et religieuses, qu’il s’était engagé en faveur du leader des Serbes de Bosnie Radovan Karadžić auprès du Tribunal pénal international pour la Yougoslavie à La Haye et qu’il soutenait le Parti radical de l’ultranationaliste serbe Vojislav Šešelj était plutôt gênantes que favorables. Par conséquent il semble avoir été préférable de mettre une sourdine à son engagement scientifique.
Ces livres qui ont provoqué le tournant
Malheuruesement, chaque fois qu’un chercheur s’égare dans les eaux troubles de la politique du jour il y a toujours le risque que ses flux finissent par submerger son œuvre. Djuretić en a vraisemblablement été victime. En effet, la documentation sur laquelle elle repose n’est pas accompagnée d’une analyse impartiale des faits. Bien au contraire, elle est soumise aux interprétations idéologiques (nationalistes) de l’auteur. D’ailleurs, beaucoup d’entre elles peuvent être sujettes à caution. Ainsi, Djuretić n’hésite pas seulement de réhabiliter le commandant tchetnik Draža Mihailović. Il le fait aussi pour le Premier ministre du gouvernement fantoche serbe de l’époque de l’occupation allemande, le général Milan Nedić ains que pour son adjoint, le chef de l’organisation cléricale profasciste « Zbor » Dimitrije Ljotić.
Il est incontestable, qu’en agissant ainsi, Djuretić s’engageait dans la voie de la révision de l’Histoire. D’ailleurs son affirmation que les forces anticommunistes en Serbie pendant la Seconde guerre mondiale luttaient pour « la sauvegarde de la substance biologique serbe » a même une connotation raciste. Or, l’obédience idéologique ne peut – ni doit – être considérée comme critère exclusif dans l’appréciation de la contribution des historiens à la recherche scientifique. Il est de loin plus important qu’un historien en s’appuyant sur une documentation appropriée ait l’audace de remettre en question certaines interprétations imposées par des intérêts politiques. Djuretiċ a osé de le faire et ceci doit être apprécié.
Les livres de Veselin Djuretiċ (de gauche à droite : « Le gouvernement dans l’impasse » et « Les Alliés et le drame de guerre yougoslave ») qui avaient incité la remise en question du rôle des dirigeants tchetnik (monarchiste) et communiste pendant la Seconde guerre mondiale en Yougoslavie
En effet, ses livres « Le gouvernement et le drame de guerre yougoslave » publiés à Belgrade (le premier en 1983 et le second en deux tomes en 1985) ont sommé le glas à l’interprétation communiste concernant le rôle des deux mouvements de résistance antifascistes de l’époque. Leur parution a définitivement brisé la mythologie officielle communiste encore régnante, que seuls les partisans de Tito avaient combattu les forces fascistes et nazi. D’autre part, ils ont démontré que le Komintern (l’organisation communiste internationale dirigée de fait par Staline) et Tito menaient une action de propagande savamment orchestrée depuis Moscou afin de discréditer le leader tchetnik Draža Mihailoviċ et ne le représenter aux alliés occidentaux que comme un vulgaire collaborateur de l’Occupant. En publiant ces faits, Djuretiċ avait effectué la première réhabilitation de Draža Mihailoviċ. Certes, elle n’était pas encore officielle, mais scientifiquement prouvée. Une première dans l’historiographie yougoslave d’ailleurs d’autant plus importante qu’elle avait été accompagnée par la désacralisation – démontrée scientifiquement aussi – du culte de Tito comme leader indépendant d’une révolution communiste authentiquement yougoslave. Dans quelle mesure cette inversion du rôle des deux protagonistes les plus en vue du drame de guerre yougoslave est schématisée reste sujette à la discussion. En effet, Mihailoviċ est présenté sous une lumière exclusivement positive tandis que Tito n’apparait que comme son antipode négatif. L’auteur d’ailleurs ne dissimule qu’à peine ses sympathies envers Mihailoviċ. Mais ceci ne diminue pas l’importance de ces livres. Ils ont marqué un tournant dans l’historiographie yougoslave dont l’auteur en a été conscient. Il n’hésitait d’ailleurs pas de les désigner lui-même comme tels.
Toutefois il est impossible d’ignorer que toutes les publications de Djuretiċ parues depuis cette date sont imprégnées par l’idéologie grand-serbe. Il est d’autant plus difficile de se soustraire à l’impression que son activité scientifique est soumise à la propagande politique ultranationaliste et de la légitimation des aspirations de ce courant issues de la mythologie historique. Certes, l’obédience politique, idéologique ou religieuse est un droit humain qu’il faut accepter et respecter. Mais un historien, en tant qu’homme de science, doit la reléguer dans la sphère du privé sinon on risque de sacrifier l’éthique professionnelle aux intérêts du prosélytisme et de l’apologie. Ceci aboutit au bannissement de la tolérance dans la polémique scientifique faisant place aux querelles personnelles indignes aux académiciens. Djuretiċ était lui-même victime de ce genre de polémique « scientifique » mais n’en était pas immunisé non plus.
Malheureusement, il est extrêmement difficile aux historiens d’échapper à l’emprise du parti-pris politique. Dans ce sens, Djuretiċ n’a fait aucune exception à la règle. En effet, l’historiographie – contemporaine surtout – de tous les pays est trop entrelacée avec les élites politiques. On pourrait carrément la considérer comme étant polarisée entre une conception pro-occidentale (pro-américaine, mondialiste, politiquement correcte) et une autre qui est non seulement nationaliste mais aussi russophile. Un courant intermédiaire est quasiment inexistant et les historiens prêts de le suivre tout en tendant de rester impartiaux dans leurs analyses scientifiques sont exception. Étant donné que la plupart d’entre eux est engagé dans des institutions subventionnés soit par l’État, soit par des partis politiques, soit par des fondations privées, ils sont obligés d’agir en accord avec leurs intérêts. Se soulever contre cette pratique est non seulement difficile mais aussi dangereux. Même citer un historien qui est considéré comme étant du « mauvais côté » politique peut être interprété comme atteinte à la damnation de la mémoire. Cette pratique que l’on considère comme typique aux sociétés non-démocratiques est bel et bien présente dans les démocraties occidentales. Apparemment, le principe du politiquement correct oblige…
L’ivraie idéologique et la créativité scientifique
À quel point la damnation de la mémoire restera suspendue comme l’épée de Damoclès au-dessus de la créativité de la science historique ne dépend, en fin de compte, que des historiens. Au cas où ils continueraient de la tolérer au nom d’une idéologie quelconque que ce soit du politiquement correct ou de, ce qu’on appelait naguère, « régime » bien sûr autoritaire, l’émancipation de la science historique aura du mal à avoir lieu. Faute de liberté des chercheurs dans l’analyse des causes des événements historiques et sans leur engagement à dévoiler les intérêts dissimulés derrière la scène, l’histoire continuera d’être imprégnée par la mythologie et le dogmatisme idéologique. Un développement pareil ne pourra que frayer le chemin à la pensée unique et transformer les historiens en inquisiteurs ou bien, du point de vue moral, en de lâches.
Malheureusement, le silence des historiens devant l’offensive continue de la pensée unique idéologique ne contribue qu’à la débilisation intellectuelle de l’opinion publique. Étant donné que ceci facilite la résurrection du totalitarisme, une attitude pareille ne peut être considérée que comme une collaboration avec tous les facteurs pouvant être considérés comme des ennemis jurés de l’humanité. Que ceci peut être le cas dans les pays autoritaires ne doit pas surprendre. Mais que les pays qui se considèrent comme démocratiques emboîtent le pas est décevant. Qui aurait pu penser qu’à notre époque dans les librairies occidentales on ne peut trouver quasiment que des livres des historiens considérés comme étant politiquement corrects tandis que dans celles des pays issus suite à l’éclatement du pacte de Varsovie, de l’Union Soviétique ou de la Yougoslavie ce sont les œuvres des auteurs taxés d’être des adeptes des soi-disant « théories de complot » ou de la mythologie nationale qui allaient dominer ? Même les discussions scientifiques dans le vrai sens du terme font défaut. Celles qui sont organisées soit au sein des institutions scientifiques ou des médias se produisent entre les protagonistes qui partagent plus ou moins les mêmes idées. Si jamais une polémique entre des partenaires aux points de vue diamétralement opposés ait lieu, elle se cantonne presque automatiquement dans le domaine de l’idéologie et de la politique. Or, quand l’idéologie se mue en critère d’évaluation scientifique, alors il ne faut pas être surpris que le principe de la damnation de la mémoire continue à être appliquée contre les chercheurs proscrits et encore moins que la ressemblance avec le Moyen-Âge, le fascisme, nazisme ou communisme ne paraît pas être fortuite.
À en voir ainsi, la damnation de la mémoire ne paraît pas être une solution satisfaisante. Bien au contraire, elle finit par dégrader non seulement la science mais aussi le système politique qui tolère ou encourage cette pratique. Mais la honte s’abat surtout sur les institutions scientifiques et les hommes de science qui n’osent pas lever leur voix contre cette pratique anachronique Au lieu de s’engager en faveur de la séparation de l’ivraie idéologique de la créativité scientifique, ils préfèrent se taire. Naturellement, ceci leur épargne les conflits avec les organismes qui les financent. Or, ils oublient que c’est la parole écrite qui reste et qu’aucun écrit ne reste exposé au jugement que de la génération actuelle. À quoi bon, alors, d’avoir peur de reconnaître la valeur scientifique de l’œuvre d’un historien controversé en raison de ses penchements idéologiques s’il a écrit des livres qui représentent un tournant dans l’interprétation scientifique d’une époque cruciale de l’histoire yougoslave et serbe ? La damnation de la mémoire que lui ont imposé en raison de son obédience et activité politique non seulement les principaux médias corporatifs serbes mais aussi ses collègues historiens ne pourra pas changer ce fait. Cette attitude se retournera plutôt contre eux-mêmes car elle les exposera à la dérision et à la honte.